Le Caravage, Bacchus, vers 1593. Galerie des Offices, Florence (Italie).
Cette huile sur toile de 95x85cm (format relativement courant pour l’époque) décrit un jeune homme androgyne sous les traits du célèbre Bacchus. Equivalent romain de Dionysos, il est le dieu du vin et des excès, du plaisir charnel et de la démesure. Entouré d’un drap blanc qui laisse entrevoir un torse aussi sensuel qu’athlétique, l’homme nous tend un verre de vin dans sa main gauche, et seul le ruban entourant sa toge, maintenu dans sa main droite, nous sépare de sa nudité complète et totale.
Autour de lui, une ribambelle de symboles nous renvoie à sa nature fondamentale : on y observe d’abord un pichet de vin avec d’étranges reflets (un autoportrait caché ?), puis une corbeille de fruits dont certains apparaissent moisis (mais pourquoi ?). Enfin, le personnage est affublé d’une magnifique couronne de vigne sur la tête.
Un contexte historique singulier
Auréolée de mystères et d’incertitudes en tout genre, les spécialistes ont du mal à s’accorder quant à l’origine de ce tableau. On considère qu’elle fut réalisée à la fin du 16ème siècle (entre 1593 et 1600 selon les experts) : c’est une œuvre de jeunesse du Caravage (il avait entre 22 et 29 ans). Bien que précoce, cette peinture lumineuse témoigne déjà de qualités techniques remarquables.
Pour les spécialistes, il s’agirait d’une commande passée par le cardinal Francesco Maria del Monte : celui-ci souhaitait offrir le tableau à Ferdinand 1er de Médicis, pour une occasion toute particulière : le mariage de son fils. La provenance connue de l’œuvre atteste de sa présence dans la prestigieuse collection Médicis : ce jeune Bacchus arrogant était déjà une star quelques années seulement après sa naissance.
Entourage d’Alessandro Allori, Ferdinand 1er de Médicis, 1588. Galerie des Offices, Florence (Italie).
A la mort de la dernière héritière (1743), l’illustre collection Médicis fut léguée à la ville de Florence, qui créa pour l’occasion un musée dédié : le Musée des Offices, aujourd’hui mondialement reconnu pour la richesse de ses galeries. Oublié dans les réserves, ce jeune Bacchus ne sera finalement redécouvert qu’au 20ème siècle par deux experts particulièrement obstinés. L’œuvre fut abandonnée dans un état lamentable : on la retrouve par terre au fond d’une réserve sombre et humide. Elle est éraflée et complètement jaunie, mais les études sont formelles : il s’agit bien d’un Caravage.
Aujourd’hui, ce divin portrait est l’un des plus célèbres tableaux du maitre italien. Il s’agit de la deuxième représentation connue de Bacchus par l’artiste, puisqu’il en existe une autre – Le Petit Bacchus Malade – exposée à la galerie Borghèse de Rome.
Le Caravage, Le Petit Bacchus malade, 1593-1594. Galerie Borghèse, Rome (Italie).
Pourquoi est-ce un chef-d’œuvre ?
En dehors de ses qualités techniques et esthétiques inestimables pour l’époque, cette œuvre regroupe deux éléments importants, autant pour le Caravage que pour l’histoire de l’Art en général :
Une nature morte
Le Caravage, Bacchus (détails). Galerie des Offices, Florence (Italie).
Caravage en est l’un des précurseurs du genre. A l’époque, les natures mortes comme nous les concevons aujourd’hui existaient déjà, notamment grâce à l’œuvre fondamentale de Fede Galizia (une femme, oui !), mais elles étaient si rares qu’elles n’intéressaient pas vraiment les mécènes et collectionneurs, qui leur préféraient des formats plus traditionnels : des scènes mythologiques et des portraits bourgeois. Voici donc une véritable effronterie de la part de l’artiste, qui, par cet ajout stylistique, apporte un nouvel éclairage sur cet exercice de style qui deviendra bientôt légion chez les artistes du monde entier.
Fede Galizia, Plat avec des pêches, des fleurs de jasmin, des coings et une sauterelle, 1610.
Un potentiel autoportrait caché
Pour de nombreux historiens de l’Art, un autoportrait de l’artiste se cache dans le reflet de la carafe de vin disposée au premier plan de l’œuvre. Difficile de l’apercevoir à l’œil nu : les restaurations successives ne l’ont pas épargné. Cependant, les analyses au rayon X attestent bel et bien de l’existence d’une silhouette dans cet étrange reflet.
Le Caravage, Bacchus (détails). Galerie des Offices, Florence (Italie).
Les autoportraits dissimulés, c’est le pain béni de l’histoire de l’Art : située après Les Epoux Arnolfini de Jan van Eyck (1434), et avant Les Ménines de Diego Velasquez (1656), ce tableau s’inscrit dans la lignée des chefs-d’œuvre reconnus pour l’audace originale de leur auteur. En effet, avant l’émergence de l’art moderne, les autoportraits étaient (très) rares : aucun mécène ne souhaitait acheter un portrait d’artiste, et ces exercices de peintres flirtaient dangereusement avec l’égocentrisme, dans un climat gangrené par les dogmes religieux. On était alors bien loin d’une génération #Selfie, et si le sujet vous intéresse, n’hésitez pas à consulter notre article sur les 8 autoportraits les plus célèbres de l’histoire de l’Art.
Le souci du détail
Arrêtons-nous maintenant sur le caractère allégorique de l’œuvre. Comme nous l’avons évoqué un peu plus haut, il ne s’agit pas d’une représentation directe et non-équivoque du dieu Bacchus, mais bien d’un jeune homme affublé de ses traits caractéristiques.
Mais comment faire la différence ? Comment en arrive-t-on à cette conclusion ?
Le Caravage, Bacchus (détails). Galerie des Offices, Florence (Italie).
Ici, l’artiste nous a livré plusieurs détails laissant à considérer qu’il ne s’agit pas du Dieu lui-même. Restez attentifs, c’est fascinant ! Déjà, on peut observer que sous le drap blanc qui recouvre une partie du jeune homme et la banquette se trouve un autre motif : c’est un tissu terne, usé, avec une ligne bleue. Pas de doutes, il s’agit d’un ornement contemporain qui n’a rien à faire dans une représentation mythologique se voulant authentique.
Ensuite, une lecture attentive de l’œuvre vous fera constater que les mains de l’esthète sont sales, ses ongles sont sombres, comme s’ils étaient terreux. Ce détail est un symbole classique de l’iconographie paysanne, lorsque les peintres souhaitent mettre en avant l’origine prolétaire d’un protagoniste. Aucun dieu ne cultive la terre, pas même le dieu de la vigne. Dans le même esprit, les variations de couleurs sur le visage et sur les mains de ce personnage prétendu divin témoignent de sa réelle nature : les dieux ne sont pas soumis aux rougeurs, ces faiblesses cutanées sont réservées aux humains.
Le Caravage détestait l’idéalisation, même lorsqu’il devait peindre des divinités.
Le Caravage, Bacchus (détails). Galerie des Offices, Florence (Italie).
Une allégorie de la vie
Enfin, et c’est certainement la principale information à retenir de ce tableau : celui-ci souligne (subtilement encore une fois) le passage du temps et l’évanescence des réjouissances sensuels.
Certains fruits sont péniblement maintenus dans un état de maturité avancée : on y aperçoit une pomme marron au premier plan, une grenade éclatée juste à côté, puis une autre pomme, véreuse cette fois, ainsi que plusieurs feuilles rougies, symboles du déclin des saisons, et du cycle de la vie.
Le Caravage, Bacchus (détails). Galerie des Offices, Florence (Italie).
Ces fruits fatigués nous évoquent sans difficultés le mantra classique des vanités : « Memento Mori », souviens-toi que tu vas mourir. Le Caravage n’a pas peint des fruits peu ragoutants pour le simple plaisir de gâcher une toile qui aurait pu être somptueusement ornée de fruits colorés et juteux : il souhaite surtout nous faire méditer sur la fuite du temps, sur l’insignifiance de nos existences face au compte-à-rebours inéluctable de la vie.
Selon le critique d’art Alfred Moir, il faut ainsi y percevoir un discret moratoire, « car si le garçon triomphe dans la splendeur de sa jeunesse, celle-ci s’évanouira aussi vite que les bulles dans la carafe où l’on vient de verser le vin. ». L’artiste nous invite à profiter de notre jeunesse avant que tout ne disparaisse.
Le Caravage, Saint Jérôme écrivant, vers 1605. Galerie Borghèse, Rome (Italie).
Subtilement mais sûrement, Le Caravage nous offre ainsi une, puis deux, puis trois grilles de lecture pour une seule et même œuvre, et ce tout au long de sa carrière. Parfois ces analyses se contredisent, parfois elles se complètent, mais toujours, elles passionnent. Chapeau l’artiste !
Découvrez ici notre Sélection d’œuvres inspirées du Caravage.