Tout ce que vous devez savoir sur Georgia O’Keeffe

Tout ce que vous devez savoir sur Georgia O’Keeffe

Bastien Alleaume | 17 déc. 2021 8 minutes de lecture 0 commentaires
 

Fascinante, libre et inspirante, elle vient de connaître sa première exposition rétrospective en France (Centre Pompidou). C’est l’artiste femme la plus photographiée au monde : elle a fait de son mode de vie une œuvre d’art complète, de son comportement à son style vestimentaire, en passant par l’agencement de ses lieux de villégiature. Mais pourquoi est-elle si marquante pour l’histoire de l’art américain, et plus largement à l’international ?

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Georgia O’Keeffe (1887-1986) est une artiste encore peu connue en France et en Europe, mais elle est pourtant considérée comme une peintre majeure outre-Atlantique : et pour cause, c’est un monument de l’art moderne américain.

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Tony Vaccaro, Georgia O’Keeffe with the Cheese, 1960.

La grande popularité de Georgia O’Keeffe est dû tout autant à l’œuvre qu’à la personnalité extraordinaire de cette femme. Pourtant, rien ne la prédestinait à un avenir artistique, et surtout pas son cocon familial.

1. Un destin tracé contre vents et marées 

Georgia O’Keeffe a grandit dans le Middle West, au cœur des vastes prairies du Wisconsin. Issue d’une famille paysanne relativement pauvre, elle naît en 1887 et vit jusqu’à ses 12 ans au rythme des moissons et des labours, en compagnie de ses 6 frères et sœurs.
Très tôt, elle témoigne d’un réel engouement pour les activités plastiques, et s’inscrit à des cours de dessin avec sa sœur cadette. Elle n’a que 12 ans, mais elle connaît déjà sa vocation : elle sera artiste. A 17 ans, elle commence son cursus artistique à l’Art Institute de Chicago, puis à l’Art Student League de New York, la plus prestigieuse institution de l’époque.

61bb52cf2563b1.42277967_georgia-o-keeffe-petunia-no-2-1924-resized.pngGeorgia O’Keeffe, Petunia N°2, 1924.

Malgré ce bel exemple de persévérance face à la tyrannie de la reproduction sociale, d’autres obstacles vont malheureusement s’immiscer sur le chemin de son succès. En 1908, Georgia doit arrêter ses études, parce que sa famille n’a plus les moyens de financer son éducation. Sans diplôme, elle va survivre pendant 8 longues années dans une situation d’intense précarité, alternant les missions ponctuelles dans le secteur de la publicité ou dans l’enseignement du dessin.

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Georgia O’Keeffe, photographiée par Alfred Stieglitz en 1918.

C’est à cette époque qu’elle découvre le Texas, sa lumière chaude et ses terres arides, qui la fascineront toute sa vie. Heureusement, elle ne renonce pas pour autant à ses ambitions artistiques, et décide de s’inscrire en 1916 au Teacher College de Columbia (New York), pour obtenir un diplôme d’enseignement, Saint Graal pouvant lui permettre d’accéder à une situation plus stable. Elle n’obtiendra malheureusement pas ce diplôme, mais fera là-bas deux rencontres déterminantes pour sa carrière.

2. La Solitude, l’Amitié et l’Amour

Georgia O’Keeffe était une personnalité assez introvertie : elle ne détestait pas le contact humain, loin de là, mais elle appréciait précieusement la solitude, oscillant son temps libre (lorsqu’elle ne peignait pas) entre introspection méditative et promenades contemplatives. Pourtant, c’est grâce à ses rares relations qu’elle parviendra au succès qu’on lui connaît à présent.

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Georgia O’Keeffe, Ram’s Head, Blue Morning Glory, 1938.

En 1916, son amie Anita Pollitzer (rencontrée au Teacher College de Columbia) apporte un carnet de dessins signés Georgia à la Galerie 291 sur la cinquième avenue de New York. Cette galerie est le seul lieu d’exposition accessible aux peintres de l’avant-garde américaine. Tenue par le photographe Alfred Stieglitz, on y trouve des œuvres de Rodin, de Cézanne, de Matisse ou de Picasso, et d’une foule d’autres artistes fougueux et révolutionnaires encore inconnus du grand public, surtout aux États-Unis.

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Alfred Stieglitz, photographié par Paul Strand en 1917.

Alfred Stieglitz tombera rapidement sous le charme de ces dessins. Pour lui, ce sont les « images les plus pures, les plus belles et les plus honnêtes qui soient parvenues depuis longtemps au 291 ». Il décide donc d’exposer ces œuvres, à l’insu de l’artiste. En découvrant par hasard ses dessins dans les vitrines de la galerie, Georgia O’Keeffe sera d’abord furieuse, demandant à Stieglitz de les retirer immédiatement de ses murs. Ces deux personnalités cultivés et profondément dévouées à l’art vont cependant rapidement se séduire et se plaire. Ils entameront une relation épistolaire qui débouchera sur une liaison forte, aussi fusionnelle que conflictuelle.

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Georgia O’Keeffe, Special N°22, 1916-1917.

3. Une Œuvre Organique

Son galeriste, ami et amant Alfred Stieglitz va très rapidement la défendre, avec plus de véhémence que les autres artistes qu’il représente. Georgia le sait, c’est un regain de confiance inespéré : elle peut enfin se consacrer corps et âme à sa passion, la peinture. A partir de 1918, elle s’installe à New York, et passe ses journées à développer son style si particulier.

Inspirée par les travaux du peintre Arthur W. Dow, son œuvre s’articule autour d’un rigoureux ordonnancement de divers éléments : couleurs, formes, lignes, volumes et espaces se retrouvent au service de compositions figuratives d’un genre nouveau.

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Georgia O’Keeffe, Blue and Green Music, 1919-1921.

Ses tableaux comme sa vision du monde sont organiques. Georgia O’Keeffe a trouvé sa voie : elle s’inspire du climat urbain new-yorkais pour réaliser une série d’œuvres centrée sur la nature dénaturée, puis reviendra très rapidement à sa pulsion première : représenter la nature par le prisme de ses sensations. Les fleurs, le ciel, la montagne, les crânes et les ossements d’animaux deviennent son carburant créatif, et sa marque de fabrique. Les formes végétales bourgeonnent sur ses toiles, et se confrontent à une rythmique particulière. Les fleurs en gros plan, emblématiques de l’art de Georgia O’Keeffe sont comme des spectres organiques, à la frontière entre l’art figuratif traditionnel et l’abstraction lyrique développée par Kandinsky.

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Georgia O’Keeffe, Pink Dish and Green Leaves, 1928.

4. Le Nouveau-Mexique : un Eldorado d’Inspiration

A la fin des années 1920, Georgia doit subir différentes opérations médicales. Dans le même temps, sa vie privée commence à décliner : Alfred Stieglitz s’intéresse à une autre femme. Elle décide donc de prendre son envol en se consacrant pleinement à l’évolution de sa carrière professionnelle.
En 1929, Georgia O’Keeffe découvre la région du Nouveau-Mexique, et tombe rapidement amoureuse de son climat aride et lumineux, qui irradie les paysages d’un éclairage divin. Elle retrouve enfin les grands espaces qu’elle a connu dans son enfance et durant son séjour au Texas.

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Georgia O’Keeffe, Black Mesa Landscape (New Mexico), 1930.

Petit à petit, l’artiste fait son nid : elle loue d’abord une maison pour les vacances, puis en 1934, pour satisfaire son besoin insatiable de paix et de solitude, elle décide de s’y installer pour de bon. Elle habite tout d’abord dans une ancienne ferme isolée, le Ghost Ranch, puis, en 1940, elle achète le Rancho de los Burros, qui lui offre une vue extraordinaire sur les falaises rouges de la vallée.


L’art de Georgia O’Keeffe est toujours une réponse immédiate à son environnement. A partir de cette époque, elle réalise des compositions en lien étroit avec son quotidien : les plaines désertiques, les montagnes arides, la porte de son patio...

Émerveillée par la nature, elle ramasse des crânes et des ossements au fil de ses promenades. Ceux-ci lui serviront de modèles pour ses œuvres. Pour elle, ces os sont des souvenirs du vivant. Elle refuse d’en avoir une vision macabre, mais préfère y voir une approche symbolique de l’esthétique de la mort et donc, de la vie. L’idée de combiner ces crânes avec des fleurs colorées donne à certaines de ses toiles une ambiance irréelle, à la lisière du mystique.

5. L’Erotisation de la Nature : une Interprétation trop Masculine de son œuvre ?

Aujourd’hui comme hier, l’œuvre de Georgia O’Keeffe est appréciée pour les nombreuses connotations sensuelles (ou sexuelles) malicieuses que l’on peut déceler dans certaines de ses compositions organiques. Certains y voient des formes phalliques ou vulvaires, tandis que quelques-uns de ses paysages montagneux sont régulièrement comparés à l’impudique et géniale Origine du Monde de Courbet.

Pourtant, cette lecture érotique n’a jamais été validée par l’artiste elle-même : alors, malentendu ou mauvaise foi ? Et bien, comme souvent, c’est surtout un contexte particulier qui explique cette étonnante situation. A l’époque - et cela est toujours d’actualité aujourd’hui - on parle d’une artiste femme, épanouie et indépendante, dont l’œuvre est analysée par une ribambelle d’hommes blancs, fortunés, cultivés et élitistes. Ces critiques d’art vont appliquer une lecture très genrée de ses réalisations, allant même jusqu’à transposer leurs propres fantasmes dans les compositions de Georgia O’Keeffe.

Il s’agit surtout d’un malentendu entretenu par l’écoulement du temps. Lorsque Georgia réalise ses premières toiles qui auront du succès, l’Europe voit apparaître l’essor d’une science nouvelle : la psychanalyse, théorisée par l’illustre Sigmund Freud. Les théories freudiennes vont très rapidement traverser l’Atlantique et atteindre les élites cultivées en mal d’introspection douloureuse. Les travaux de Georgia O’Keeffe seront analysés à la lumière de ces récentes théories qui fascinent l’establishment : pour les critiques d’art, tous des hommes, les tableaux de Georgia sont des preuves, des exemples de la pensée féminine, d’une femme qui « voit le monde à travers son utérus ». Pour eux, les dessins de Georgia sont des pulsions féminines couchées sur papier.

Évidemment, la lecture erronée de son œuvre fera beaucoup de mal à Georgia O’Keeffe : elle lui causera d’abord une sévère dépression, puis une sorte d’auto-censure quant aux thèmes qu’elle souhaiterait traiter. Elle abandonnera rapidement ses expressions abstraites pour se consacrer à la peinture figurative, espérant ainsi contourner l’analyse fallacieuse de ses tableaux.

6. Une Légende Américaine

Aujourd’hui, Georgia O’Keeffe est une légende éternelle. Maillon essentiel dans l’essor de l’art aux États-Unis et symbole d’un féminisme engagé, elle incarne l’esprit américain des grands espaces par son indépendance et sa fascinante originalité.

Elle est devenue un exemple à suivre pour toute une génération d’artistes femmes et féministes, telles que Judy Chicago (qui lui rendra hommage dans son chef-d’œuvre The Dinner Party) ou Barbara Kruger. Elle est également bien ancrée dans la Pop Culture (surtout américaine), et les hommages à son œuvre se multiplient depuis quelques années : Les Simpsons, Family Guy, Big Eyes (Tim Burton) ou encore l’immense succès critique Breaking Bad ont fait des références plus ou moins vastes à ses œuvres et sa vie pour symboliser à la fois l’esprit américain et l’indépendance féminine (ou simplement pour revenir avec humour sur la confusion que provoquent certaines de ses toiles).

Georgia O'Keeffe est une artiste unique. Son œuvre inclassable emprunte à la fois au paysagisme, au romantisme, au minimalisme, à l’orientalisme et à l’art engagé. Icône de l’émancipation artistique et féministe, elle fut une véritable combattante pour la libération des formes et des femmes. Son art puissant, inspirant et sans concessions marquera l’histoire de l’art pour toujours : Merci Georgia. 

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