FUMER VAN GOGH (2019) Photographie de Mathilde Oscar.
Introduction inversée
"C'est bien moi, mais devenu fou". - Van Gogh
Mon introduction, au contraire, prend ce dernier sens puisqu'elle se propose d'omettre, seulement temporairement, aussi bien la description des multiples autoportraits de Vincent Van Gogh que l'analyse de leur contexte historico-artistique, technique, émotionnel et stylistique, afin de générer un récit préliminaire visant à présenter la figure de l'artiste hollandais telle qu'elle a été vue par d'autres grands maîtres de l'époque, parmi lesquels John Peter Russell, Henri de Toulouse-Lautrec et Paul Gauguin. En fait, c'est précisément l'œuvre de ce dernier qui nous apparaît comme une vision complémentaire qui, juxtaposée aux autoportraits de Vincent, nous permet de comprendre comment, malgré le fait que Vincent ait produit des chefs-d'œuvre dans lesquels son état intérieur s'est décidément imposé à la donnée réelle, il est toujours resté fidèle au rendu de ses traits les plus authentiques, démontrant même qu'il a eu le courage de se représenter dans les moments les plus traumatisants de sa vie. Pensez-y : qui aujourd'hui mettrait une photo de lui sur Instagram dans un moment d'épuisement mental total, sans montrer la meilleure version de lui-même ? Seuls quelques casse-cou de la vie comme Vincent le feraient ! Pour en revenir à nous, la citation qui ouvre ce récit d'histoire de l'art reprend précisément les mots que Van Gogh s'est exclamé en voyant l'œuvre de Gauguin le représentant, une image de 1888 qui est incontestablement fidèle au grand post-impressionniste, car elle représente un véritable portrait psychologique, où émergent des détails frappants, comme, par exemple, les yeux mi-clos, la tête déformée, le front bas, le visage et le nez aplati. Ces derniers nous ont transmis la figure d'un homme tendu, fatigué, mais dévoué à ses tournesols bien-aimés. Enfin, parallèlement à Vincent van Gogh peignant des tournesols (1888), les dix autoportraits de Vincent que j'ai sélectionnés nous offrent la suite de ce récit figuratif "commencé" par Gauguin, qui sera certainement approfondi par une investigation artistique plus introspective et révélatrice.
Top 10
"On dit - et je veux bien le croire - qu'il est difficile de se connaître soi-même, mais qu'il n'est pas facile non plus de se peindre soi-même." - Van Gogh dans une lettre à son frère Théo, septembre 1889.
Van Gogh, Autoportrait (dédié à Paul Gaguin) , 1888. Huile sur toile, 61,5 x 50,3 cm. Cambridge : musée d'art de Fogg.
10. Autoportrait (dédié à Paul Gaguin) (1888)
Afin de poursuivre ce qui a été explicité dans l'introduction, j'ai voulu reprendre la citation de Vincent de 1889 qui, révélant son approche sérieuse du genre de l'autoportrait, permet aussi d'imaginer les difficultés d'une expérimentation " à quatre mains " du genre, résultat, une fois de plus, d'une des histoires d'amitié les plus emblématiques de l'histoire de l'art : celle entre Van Gogh et Gauguin. En effet, l'autoportrait placé en dixième position dans mon classement, précédant la dispute entre les deux artistes, est né de la suggestion de Vincent qui, suivant la coutume des graveurs japonais d'échanger leurs œuvres entre eux, proposa à Paul de réaliser deux autoportraits et d'en faire autant. Gauguin, qui termina l'œuvre en premier et se représenta comme le protagoniste du roman Les Misérables de Victor Hugo, accompagna l'autoportrait d'une affectueuse dédicace à son ami qui, en voyant arriver le chef-d'œuvre, décida d'ajouter la phrase : à mon ami Paul Gauguin. Enfin, en ce qui concerne le style de l'œuvre, le tableau de 1888 est résolument inspiré par le monde oriental, influence particulièrement sensible dans le choix d'un fond vert pâle qui, sans présenter d'ombres, fait ressortir les couleurs terreuses du modèle.
Van Gogh, Autoportrait au chapeau de paille (avers : L'éplucheur de pommes de terre) , 1887. Huile sur toile, 40,6 x 31,8 cm. New York : MET.
9. Autoportrait au chapeau de paille (1887)
Si l'autoportrait de 1888 nous parle d'amitié, celui de 1887 représente une véritable réflexion stylistique, car il présente au verso un autre chef-d'œuvre, L'éplucheur de pommes de terre, une peinture à l'huile datant d'environ 1885 et exécutée à Nuenen (Pays-Bas), qui est un exemple clair de peinture sombre et sociale, visant à immortaliser des personnages principalement humbles, représentés alors qu'ils accomplissent des actions quotidiennes, racontées à travers un réalisme qui déforme les physionomies et les environnements dans un sens expressionniste. Van Gogh, qui était si pauvre qu'il ne pouvait pas s'acheter de nouvelles toiles, a peint au verso de L'épluche-patates, précisément deux ans plus tard et pendant son deuxième séjour à Paris, l'Autoportrait au chapeau de paille, un chef-d'œuvre où une palette considérablement éclaircie s'accompagne de coups de pinceau bien visibles, de directions et de tailles différentes, capables de donner du mouvement et de la profondeur à l'œuvre. Enfin, pour décrire brièvement le chef-d'œuvre, Vincent apparaît au centre du tableau de face et légèrement à gauche, tandis que son regard, qui n'est pas dirigé vers le spectateur, pointe dans la même direction que son visage. Malgré cette absence de contact visuel entre le modèle et le spectateur, la physionomie de Van Gogh apparaît immédiatement reconnaissable, marquée par un nez long et pointu et des yeux d'une couleur lumineuse et irisée.
Van Gogh, Autoportrait sans barbe , 1889. Huile sur toile, 65 x 54 cm.
8. Autoportrait sans barbe (1889)
Beaucoup se sont attardés sur la contemplation des œuvres de Vincent sans jamais savoir comment il apparaissait privé de son iconique barbe rousse. Je saisis donc cette occasion pour vous démontrer, à travers la description de l'autoportrait imberbe du maître, comment Van Gogh, ainsi que beaucoup d'autres hommes de notre connaissance, apparaîssent résolument plus jeune, parfois presque comme un grand garçon, après avoir rasé leurs visages hirsutes. Après cette révélation physionomique, que j'imagine choquante pour beaucoup, je passe à la description du chef-d'œuvre, un autoportrait dont beaucoup ont indiqué qu'il était probablement le dernier exécuté par le maître, qui a bien pensé à l'offrir à sa mère. L'artiste a probablement compris l'importance du lien avec cette dernière, en le faisant ressortir après la douloureuse "explosion" de sa relation avec Gauguin, un épisode qui justifie probablement la mélancolie dont cette œuvre est chargée, devenant une image troublante, témoin d'une vie qui commençait à s'effriter en raison des angoisses mentales du maître. Enfin, une curiosité : l'Autoportrait sans barbe est l'un des tableaux les plus chers de tous les temps, à tel point qu'en 1998, il a atteint 71,5 millions de dollars à New York - tant pis pour la mélancolie !
Van Gogh, Autoportrait en peintre , 1887-1888. Huile sur toile, 65,1 × 50 cm. Amsterdam : Musée Van Gogh.
7. Autoportrait en peintre (1888)
Comment admirer l'œuvre de Van Gogh sans se référer à la plus haute tradition de la peinture hollandaise ? En effet, deux cent vingt-trois ans avant le maître susmentionné, un autre, tout aussi célèbre, s'est présenté comme peintre, je veux parler de Rembrandt, auteur, en 1665, de l'Autoportrait à la palette et aux pinceaux, un tableau qui le représente sexagénaire au travail dans son atelier, un cadre dans lequel on peut constater la présence de certains cercles, souvent interprétés comme des symboles cabalistiques ou des globes stylisés. Dans le chef-d'œuvre de 1888, Vincent se présente de la même manière comme un peintre qui, équipé d'une palette, de pinceaux et d'un chevalet, se révèle être un artiste moderne, car il utilise habilement des couleurs vives et complémentaires, que l'on peut clairement distinguer dans les tons de rouge, de vert, de jaune, de bleu et d'orange, tons qui sont en partie présents dans la composition du chef-d'œuvre lui-même. Enfin, je rappelle d'autres autoportraits célèbres de peintres dans leur atelier, notamment Las Meninas de Velázquez, l'Autoportrait à la palette de Manet, L'Atelier du peintre de Courbet et L'Art de peindre de Jan Vermeer.
Van Gogh, Autoportrait au chapeau de feutre gris , 1887. Huile sur coton, 44,5 cm x 37,2 cm. Amsterdam : Musée Van Gogh.
6. Autoportrait au chapeau de feutre (1887)Présentons l'Autoportrait au chapeau de feutre (1887) en révélant quelques curiosités sur ce genre super-exploité par l'artiste, à commencer par le nombre total de ce type d'œuvre, dont on connaît pas moins de trente-cinq ! En revanche, une seule photographie de Vincent nous est parvenue, qui le montre à l'âge de dix-neuf ans dans une expression vraiment dure, ou plutôt bourrue. Une autre information importante concerne la motivation de l'artiste à s'essayer à l'autoportrait, un genre qui a fait l'objet d'une enquête exhaustive car l'artiste, qui avait du mal à trouver des modèles sans le sou, voulait à tout prix s'exercer à peindre des personnes. Quant au chef-d'œuvre de 1887, il a été peint pendant la période parisienne du maître et représente l'intérêt de l'artiste pour la technique pointilliste, qu'il applique clairement à sa manière, ainsi que l'utilisation de couleurs complémentaires, juxtaposées les unes aux autres au moyen de longs coups de pinceau dans les bleus, les oranges, les rouges et les verts. À la différence des pointillistes, Vincent utilise un type de marque distinct pour chaque zone de la toile, capable de créer un système de lignes liées à l'objet ou à la texture représentée.
Van Gogh, Autoportrait à l'oreille bandée et à la pipe , 1889. Huile sur toile, 51 × 45 cm. Zürich : Kunsthaus Zürich.
5. Autoportrait à l'oreille bandée et à la pipe (1889)
Cet autoportrait illustre les effets d'une grande déception, littéralement la fin d'un rêve, sur la routine, le psychisme et le physique de Vincent Van Gogh, extrêmement marqué par le renoncement à une maison commune, ainsi qu'à un partenariat d'art et d'existence avec son ami et peintre Paul Gauguin dans la célèbre maison jaune d'Arles. En effet, si dans un premier temps, les deux hommes avaient réussi à cohabiter, des différences de caractère les ont rapidement éloignés, jusqu'à une furieuse dispute qui a conduit Vincent, précisément le 23 décembre 1888, à se couper l'oreille gauche, puis à être hospitalisé avec un diagnostic d'épilepsie, d'alcoolisme et de schizophrénie. Précisément un mois après cet épisode de mutilation, Van Gogh réalise l'autoportrait susmentionné qui, comme le montre l'oreille droite bandée au lieu de l'oreille gauche, a été exécuté par l'artiste dans le miroir, objet réfléchissant sur lequel il est pris de trois quarts de profil avec une expression peut-être désormais résignée, qui s'accorde bien avec les cercles, les vagues et les signes plus dynamiques construits par la fumée de sa pipe, sur un support où les couleurs complémentaires ont été appliquées en majorité.
4. Autoportrait de 1889
Au chef-d'œuvre de 1889, dans lequel Vincent est à nouveau représenté dans son rôle de peintre, nous confions la tâche de nous raconter la vie de l'artiste tout au long de cette année-là, une période qui peut être résumée par les propres mots du maître, lorsqu'il avoue à son cher frère Théo : "Je ne suis pas vraiment malade mentalement, j'ai envie de travailler et je ne suis pas fatigué". En effet, après l'épisode de l'oreille, Van Gogh est admis à l'Hôtel-Dieu d'Arles pour en sortir le 7 janvier 1889, période au cours de laquelle il retourne dans sa chère maison jaune, bénéficiant du soutien de Joseph Roulin et de son frère Théo toujours présent, présences qui lui permettent de connaître des moments de sérénité, qui lui permettent d'évaluer avec lucidité et ironie la réalité qui l'entoure, mais qui s'accompagnent malheureusement de graves rechutes, responsables d'une nouvelle hospitalisation, ainsi que de la pétition ultérieure des citoyens d'Arles, qui souhaitent qu'il soit interné pour l'éternité. Malgré ces pressions extérieures, c'est Vincent qui a voulu être hospitalisé à nouveau, cette fois à la Maison de Santé de Saint-Paul-de-Mausole, un ancien couvent utilisé comme hôpital psychiatrique à Saint-Rémy-de-Provence, un lieu où Vincent a mûri une certaine prise de conscience : "en observant la réalité de la vie des aliénés dans cette ménagerie, je perds la terreur vague, la peur de la chose et peu à peu je peux arriver à considérer la folie comme une maladie comme les autres".
Van Gogh, Autoportrait , 1887. Huile sur carton, 42 × 33,7. Chicago : Institut d'art de Chicago.
3. Autoportrait (1887)
Sur le podium, précisément à la troisième place, se trouve un autoportrait qui nous parle du séjour Sur le podium, en troisième position, se trouve un autoportrait qui nous raconte le séjour de Vincent à Paris, qui s'est déroulé entre 1886 et 1888 et qui a vu l'artiste se consacrer à la réalisation d'au moins vingt-quatre autoportraits, dont celui que nous regardons se distingue par ses dimensions modestes, par son support en panneau au lieu de la toile habituelle, et par sa touche épaisse, une particularité que l'on retrouve aujourd'hui dans de nombreux sujets du même genre et d'autres encore. Toujours en ce qui concerne la technique, il est évident que la référence au pointillisme prend une direction opposée, car si la méthode de Seurat était basée sur une science objective et froide, celle de Van Gogh était imprégnée du monde intérieur de l'artiste, qui dans ce cas précis se manifestait par la juxtaposition habile de particules de vert, de bleu, de rouge et d'orange, couleurs destinées à créer un fond intemporel sur lequel se détache l'effigie bien connue et émouvante. Enfin, le regard langoureux et profond du chef-d'œuvre nous fait penser aux propres déclarations de l'artiste, qui révélait une fois de plus à son frère Théo : "Je préfère peindre les yeux des gens que les cathédrales... Aussi solennelles et imposantes que soient ces dernières, une âme humaine, fût-elle celle d'un pauvre colporteur, est plus intéressante pour moi".
Van Gogh, Autoportrait à l'oreille bandée , 1889. Huile sur toile, 60 × 49 cm. Londres : Courtauld Gallery.
2. Autoportrait à l'oreille bandée (1889)
Puisque nous avons déjà parlé de manière exhaustive de la fameuse oreille gauche de Van Gogh, je vais poursuivre la présentation du chef-d'œuvre de 1889 en m'attardant sur l'un de ses détails. En commençant par une description plus générale afin d'en arriver à l'essentiel, dans l'Autoportrait à l'oreille bandée, Vincent se représente tourné vers la droite, vêtu d'un lourd manteau sombre et d'un chapeau en fourrure, tandis que son regard fixe semble halluciné, ou peut-être mieux, il semble perdu dans la sphère intérieure profonde de son être. Mais ce qui nous intéresse maintenant, c'est l'estampe japonaise qui apparaît accrochée au mur montré à l'arrière-plan, identifiée comme une œuvre de Sato Torakiyo, reproduite par le maître hollandais en déplaçant les personnages et le contour du mont Fuji vers la droite. C'est précisément ce dernier chef-d'œuvre oriental qui nous fait découvrir la passion de Van Gogh pour l'art japonais, à tel point que l'artiste a même réussi à créer une collection personnelle d'estampes, qu'il a pu collectionner, car celles-ci se trouvaient à l'époque sur le marché à des prix modestes. Parmi les différentes œuvres achetées par le Hollandais, on remarque le célèbre Pont Shin-Ōhashi sous la pluie d'Utagawa Hiroshige (1797 - 1858), symbole d'un intérêt grandissant pour l'artiste une fois arrivé à Paris, ville qui, reflétant la mode de l'époque, offrait un large répertoire d'estampes orientales, dont celles que Vincent aimait admirer à la galerie de Siegfried Bing (1838 - 1905), marchand franco-allemand qui avait ouvert son propre commerce rue de Provence.
Van Gogh, Autoportrait , 1889. Huile sur toile, 65 cm × 54 cm : Paris : Musée d'Orsay.
1. Autoportrait (1889)
Au premier rang se trouve le populaire Autoportrait de 1889, une œuvre par laquelle je me dissocie de la critique plus générale qui, voulant jouer au jeu "dis-moi que tu es fou sans me dire que tu l'es", pointe l'ornementation compulsive de l'arrière-plan du tableau comme un avertissement flagrant d'un état psychotique latent. Mais qu'en est-il si la complexité mentale évidente de l'artiste n'est qu'un aspect à ajouter à son élan créatif déjà libre et inné ? En d'autres termes, est-il possible de dissocier Vincent de ses troubles pendant un moment, en le percevant simplement comme un porteur sain d'inspiration ? Certes, la maladie mentale a souvent favorisé le développement du talent artistique, mais veut-on éclipser le don de l'inspiration en ne parlant que de lui ? D'ailleurs, selon ce raisonnement, tous les "fous" devraient être des génies incontestés de l'art ! Je ne peux certainement pas répondre à mes propres questions complexes, même si je crois que la "décoration" que présente l'œuvre ne peut pas être exhaustivement attribuée au délire, mais peut-être plutôt à la force de la combinaison d'un esprit fragile et d'une imagination extraordinaire, caractéristiques grâce auxquelles Vincent a pu réinventer le genre du portrait, en donnant libre cours aux mouvements les plus cachés, et parfois impulsifs et irrationnels de l'âme humaine, en les montrant sans aucune pudeur.