Auguste Renoir, Le Bal du Moulin de la Galette, 1876. Musée d’Orsay, Paris.
Après avoir découvert les inspirations du mouvement impressionnisme (Saga Impressionniste : Episode 1), aujourd’hui, focus sur la naissance de ce courant avant-gardiste et profondément subversif. Au fil de notre analyse, vous trouverez enfin les réponses à vos questions les plus récurrentes :
Pourquoi et comment est né l’impressionnisme ?
D’où provient le terme « impressionnisme » ?
1. C’était comment le monde de l’art, avant ?
Nous sommes au début des années 1860, lorsque les premiers peintres, qualifiés plus tard d’impressionnistes, commencent leurs expérimentations. A cette époque, le monde de l’art français est dans une situation bien différente de celle que l’on connait aujourd’hui. L’intense majorité des artistes doivent leur carrière à l'Académie royale de peinture et de sculpture, créée en 1648.
Thomas Couture, Les Romains de la décadence, 1847. Musée d'Orsay. Couture était une méga-star de l’art académique.
Cette Académie fonctionne comme une administration : elle dirige les enseignements artistiques, organise des concours pour accéder aux ateliers et aux expositions, dispose du monopole des commandes royales et dicte un programme théorique stricte pour quiconque souhaiterait faire de la peinture son seul et unique moyen de subsistance.
Bien entendu, elle fut tout d’abord fondée dans un but vertueux : mettre fin aux corporations et à la transmission héréditaire du métier d’artiste pour en permettre l’accès aux plus passionnés (bon, il fallait tout de même avoir de solides moyens financiers pour survivre et payer les maitres d’atelier, mais il n’était plus nécessaire d’être fils de peintre pour en devenir un, et c’est déjà ça !).
Malheureusement, avec le temps, les honnêtes intentions de cette institution se sont effacées, laissant apparaitre un système profondément impitoyable. Trop exigeante, l’académie est figée dans une époque révolue : depuis sa création, celle-ci prend pour modèle l’art gréco-romain et les chefs-d’œuvre de l’antiquité. Elle devient donc très rapidement un frein pour les nouveaux artistes à la recherche de nouveaux sujets et de nouvelles techniques.
Jacques-Louis David, Académie dite Patrocle, 1780. Musée Thomas-Henry, Cherbourg, France.
Parmi les principes immuables imposés par l’académie aux futurs peintres, on trouve ce genre de règles :
- Les thèmes ne sont pas tous égaux face au bon goût : les sujets les plus nobles sont évidemment les scènes de genre (mythologie, religion, histoire) parce qu’elles véhiculent un message moral. A l’inverse, les scènes de la vie quotidienne, les natures mortes et les paysages sont boudés car on les considère futiles et sans grand intérêt (vous voyez déjà venir le problème des impressionnistes).
- Savoir dessiner des nus, partout, tout le temps : puisque comme pendant la Renaissance, on considère que l’homme est au centre de tout, il faut s’entrainer à glorifier en permanence la beauté son corps. Pourquoi pas.
- Du dessin oui, mais pour la couleur on verra : pour les académiciens, s’il n’y a pas de dessin, alors la peinture ne peut pas exister. Les lignes et les courbes doivent être parfaites, et la couleur doit correspondre au réel (décidemment, pauvres impressionnistes !).
- Peindre en atelier ou ne pas peindre : pour l’académie, peindre en plein air d’accord, mais seulement pour les dessins préparatoires et les esquisses. Les vrais artistes doivent peindre à la lueur de la bougie dans leurs ateliers.
- Imiter plutôt qu’innover : parce que les Anciens avaient tout compris, il suffit généralement d’imiter l’art antique pour être considéré comme un artiste valable.
Hippolyte Flandrin, Jeune homme nu assis au bord de la mer, 1836. Musée du Louvre. Une œuvre succulente.
Pour finir de vous convaincre quant à la difficulté d’outrepasser l’Académie : à cette époque, les galeries d’art comme on les conçoit aujourd’hui n’existaient pas. Il n’existait qu’une seule et unique manière d’exposer son travail : Le Salon Officiel. Pour accéder à cette exposition annuelle, il fallait soumettre ses œuvres à un jury… composé des membres de l’Académie. Autant vous dire que les âmes émancipées étaient écartées sans ménagements, et pouvaient dire adieu à leurs ambitions artistiques.
Durant de nombreuses années, ce système fonctionna à merveille, en édifiant des légendes telles que Jacques-Louis David, Jean-Auguste-Dominique Ingres ou Nicolas Poussin. A leur suite, on retrouvera d’autres célébrités, notamment Eugène Delacroix et Théodore Géricault. Plus modernes, ils enfreindront régulièrement le règlement imposé par l’Académie.
Alexandre Cabanel, L’Ange Déchu, 1847. Musée Fabre, Montpellier.
En 1860, lorsqu’apparurent les prémisses du futur impressionnisme, les stars académiques de l’époque s’appelaient Bouguereau, Flandrin ou Cabanel. Des noms qui sombreront rapidement dans l’oubli malgré une jolie poignée de chefs-d’œuvre, à cause de (ou grâce à) l’essor d’une peinture plus légère et novatrice proposée par Renoir, Monet, Manet et leurs amis.
2. Les académiciens au bûcher !
L’histoire de l’impressionnisme, c’est avant tout l’histoire d’une dissidence : l’épopée d’un groupe d’artistes révolutionnaires, agacés par la toute-puissance de l’art académique : un art omniprésent, sage et codifié, homologué par l’administration, et en dehors duquel il était impossible de performer.
A partir des années 1860, on assiste à l’émergence tranquille d’artistes d’un nouveau genre : ceux-ci se lassent de l’académisme, du puritanisme et du romantisme, qui constipaient depuis bien trop longtemps leurs ardeurs créatrices. Ils souhaitent ajouter davantage de subjectivité dans leurs œuvres, exprimer leur sensibilité par le prisme de leurs pinceaux.
Claude Monet, Paysage maritime, bateaux au clair de lune, 1864. National Gallery of Scotland.
Ces artistes partagent encore quelques notions communes avec les peintres académiques : pour réaliser leurs peintures, ils se servent de modèles : paysages, muses, modèles, corbeilles de fruits et vases fleuris restent essentiels à leur processus créatif.
Les conceptions artistiques divergent cependant quant au résultat souhaité : là où les académiciens souhaitent représenter le réel de la meilleure des manières, sans altérations et à la perfection, les aspirants impressionnistes désirent quant à eux modeler le réel à leur manière, selon leur ressenti, leur émotion, la météo et la luminosité : selon leur impression face au paysage ou au modèle qu’ils contemplent.
William Bouguereau, La Paix, 1860. Saint Louis Art Museum. Une œuvre académique à souhait.
Académisme et impressionnisme, trop de choses les séparent :
- Les académiciens privilégient le travail en atelier, les impressionnistes préfèrent le travail en plein air.
- Les académiciens respectent de nombreuses conventions morales et picturales, les impressionnistes n’ont aucune ligne de conduite. Ils se détachent des règles héritées de la religion et jouissent d’une particulière liberté dans le traitement de leurs sujets.
- Les académiciens tentent de capturer la beauté statique d’une époque révolue, les impressionnistes essayent de capturer l’évolution de la vie.
- Les académiciens croulent sous les commandes royales et bourgeoises, les impressionnistes survivent sans le sou ou profitent de leur fortune familiale pour évoluer face à l’incompréhension générale.
Vous l’avez compris, les académiciens sont des nobles, des marchands, des gardiens de la paix, tandis que les impressionnistes sont des révolutionnaires, des pirates, des émeutiers. L’Académie était une dictature qu’ils leur revenaient de renverser. Leurs armes : des pinceaux, de l’huile et… beaucoup d’ambitions. On assiste progressivement à ce que l’on pourrait appeler… une révolution douce.
Édouard Manet, Le Déjeuner sur l'herbe, 1863. Musée d’Orsay, Paris.
3. La formation d’un groupe
Au cours des années 1860, les différents peintres aspirants à l’impressionnisme se rejoignent peu à peu, et constatent une volonté commune de contourner les règles imposées par l’Académie.
Claude Monet fait la connaissance de Camille Pissarro en 1860, à l’occasion de cours de dessin dans l’atelier de Charles Suisse. Deux ans plus tard, dans l’atelier de Charles Gleyre, Auguste Renoir, Frédéric Bazille, Alfred Sisley et Monet font connaissance et décident ensemble de se séparer de cet enseignant trop fasciné par les chefs-d’œuvre de l’antiquité. En 1866, Edouard Manet rencontre Renoir, Bazille, Monet et Paul Cézanne au Café Guerbois à Paris, débit de boisson qui deviendra leur quartier général. Manet ajoute au groupe Berthe Morisot (qui deviendra sa belle-sœur) et Edgar Degas, qui se connaissent déjà mutuellement depuis quelques années.
Frédéric Bazille, L’atelier de Bazille, 1870. Musée d’Orsay, Paris.
Cette œuvre est représentative de cette période de foisonnement intellectuelle. On y voit Bazille présentant sa nouvelle œuvre à Manet et Monet, pendant qu’Emile Zola et Renoir discutent ensemble sur le coté gauche, à travers l’escalier. Manet participa également à la réalisation de cette toile, peinte à 4 mains.
Le petit groupe discute beaucoup. Et même s’ils ne sont pas tous d’accord, une majorité sait que sans effort commun, jamais ils n’arriveront à s’établir en tant qu’artistes libres aux côtés des académiciens impénétrables et déjà (trop) bien implantés. Durant plusieurs années, ils peaufinent leurs styles respectifs, et l’ébullition collective permet une explosion créatrice. Monet et Renoir peignent de longues œuvres côte à côte sur les bords de Seine et partagent un atelier avec Bazille. Sisley, Cézanne et Pissarro, également amis, se joignent régulièrement à eux. Au Café Guerbois, Manet et Degas refont le monde (de l’art). Ils sont tous très proches du célèbre écrivain Emile Zola, critique d’art à ses heures perdues, participant également à l’émergence de ce courant par le choix des mots.
Parmi eux, la plupart sont acceptés au Salon, comme Manet, Morisot, Degas, Monet, Renoir ou Bazille. Toutefois, les refus sont nombreux. Certains, comme Pissarro et Cézanne, sont systématiquement refusés, tandis que d’autres font constamment scandale et voient leurs chances de sélection pour les prochaines années s’amenuirent au fil du temps.
Paul Cézanne, La Maison du Pendu, 1873. Musée d’Orsay.
4. Seuls contre tous : l'heure de l’affrontement
Ces fougueux artistes en devenir se sentent alors investis d’un feu sacré : c’est eux contre le reste du monde, et si le jury n’accepte pas leurs œuvres, alors ils trouveront un moyen de contourner cet obstacle. Ce moyen, ils vont le trouver au début des années 1870 : et si on créait notre propre salon en marge du Salon Officiel ?
L’idée germe tranquillement dans l’esprit de ces artistes. En 1873, ils décident alors de fonder une association : la société anonyme coopérative des artistes, peintres, sculpteur et graveurs. Derrière cette dénomination peu exotique se camoufle alors la possibilité pour eux d’organiser des évènements sans avoir à obtenir l’autorisation préalable des autorités artistiques de l’époque, dominées par les académiciens, qui auraient nécessairement refusé un tel affront. Cette société leur permet également de s’associer ensemble dans une logique purement amicale et professionnelle, sans avoir à théoriser leurs pratiques respectives : ces artistes ne souhaitant pas créer une école, un manifeste ou un mouvement commun, c’était donc l’alternative parfaite. Administrativement, ils forment un groupe, mais individuellement, ils peuvent tous évoluer sans devoir respecter un protocole strict. Les futurs impressionnistes n’ont aucune envie de renouer avec les règlements draconiens, comme ceux que l’Académie prenait tant de plaisir à imposer.
Berthe Morisot, Vue du petit port de Lorient, 1869. National Gallery of Art, Washington.
Maintenant, ils ont besoin d’un lieu, et de financements pour monter toute cette entreprise. Le photographe Nadar, ami des impressionnistes et premier photographe de légendes telles que Clémenceau, Baudelaire, Zola, Delacroix, George Sand, Rodin ou Jules Verne, dispose d’un studio très bien situé, à proximité de l’emplacement du Salon Officiel. Il a besoin d’argent, et propose donc aux intrépides artistes la location de ses locaux. Paul Durand-Ruel, un marchand d’art proche de certains artistes propose de financer une partie des frais liés à l’organisation de l’évènement.
En 1874, tout est prêt. 3500 visiteurs se pressent à l’entrée des studios Nadar pour découvrir ce que ces peintres d’un nouveau genre ont dans le ventre. Evidemment, l’accueil est mitigé. En dehors de quelques esprits ouverts et bienveillants, les mentalités de l’époque n’étaient pas encore tout à fait préparées à une telle révolution. Comme nous le savons maintenant, tout mouvement artistique émerge d’une rupture avec les courants existants. A chaque nouvelle étape de l’art se cache un scandale en puissance, puisque l’opinion publique exprime toujours un certain décalage avec la création contemporaine. C’était vrai en 1874, et c’est toujours le cas aujourd’hui, comme en témoignent certaines critiques corrosives à l’égard de l’Art Conceptuel, et plus récemment encore à l’égard de l’Art Digital ou des NFT.
Camille Pissarro, Verger en Fleurs, Louveciennes, 1872. National Gallery of Art, Washington.
5. Scandale, critique : recette d’un succès populaire
Les critiques d’art les plus célèbres ne sont pas tendres avec ce jeune groupe d’ambitieux. A l’exception de leur ami Emile Zola et de quelques visionnaires, tous les attaquent avec ferveur. Pour Albert Wolff, il s’agit d’un « Effroyable spectacle de la vanité humaine s’égarant jusqu’à la démence. Faites donc comprendre à M. Pissarro que les arbres ne sont pas violets, que le ciel n’est pas d’un ton beurre frais, que dans aucun pays on ne voit les choses qu’il peint et qu’aucune intelligence ne peut adopter de pareils égarements. ». Rude.
Edgar Degas, Les Blanchisseuses, 1870-72. Musée Malraux (MuMa), Le Havre. Ce tableau fut présenté lors de l'exposition de 1874.
Dans les colonnes du Figaro, on peut lire : « L’impression que procurent les impressionnistes est celle d’un chat qui se promènerait sur le clavier d’un piano, ou d’un singe qui se serait emparé d’une boîte à couleurs. ». Un autre critique peu clairvoyant écrira dans la Chronique de l’hôtel Drouot : « Pour ce qui est de leurs œuvres actuelles, nous les verrons revendre un jour 50 Francs le tas. ». A la lumière des résultats d’enchères d’aujourd’hui comme d’hier, il aurait certainement mieux fait de se taire.
En 1874, Monet, Renoir et leurs amis ne se considèrent pas comme les représentants d’un nouveau courant. Ils estiment toutefois partager ensemble une vision commune de ce que doit devenir l’art. De leurs opinions personnelles et de l’avis des critiques, de nombreux noms leurs sont affublés : la Nouvelle Peinture, la Nouvelle Ecole des Réalistes, les Indépendants, les Intransigeants, les Impressionnalistes… Pourtant, aucunes d’elles ne fait réellement l’unanimité.
Paul Cézanne, Une moderne Olympia, 1873. Musée d’Orsay. Ce tableau fut présenté lors de l'exposition de 1874.
Grâce à cette 1ère exposition et au sarcasme du critique Louis Leroy, émergera le terme « impressionniste », mettant ainsi un mot clair et non-équivoque sur la pratique d’artistes aux ambitions communes. En avril 1874, Louis Leroy s’attèle à la rédaction d’un article satirique commentant cette exposition d’un nouveau genre, cocktail teinté d’avant-garde et de polémique. Dans cet article moqueur, le critique raconte sa visite de l’exposition sous couvert d’un pseudonyme, lui permettant ainsi d’accabler, sans aucune forme de procès, cet art novateur « attentatoire aux bonnes mœurs artistiques, au culte de la forme et au respect des maitres » (extrait de l’article).
A chacune de ses découvertes, il décrit ses réactions et fustige les toiles une à une. Après avoir répandu son sarcasme ravageur sur les œuvres de Guillaumin, Pissarro, Rouart, Boudin, Morisot et Renoir, il s’arrête enfin sur le plus célèbre tableau de Claude Monet, Impression, Soleil Levant. Son léger sarcasme se transformant en mépris amer, il fulmine : « Que représente cette toile ? Impression ! Impression, j’en étais sûr. Je me disais aussi puisque je suis impressionné, il doit y avoir de l’impression là-dedans. ». Il n’en fallait pas davantage pour graver dans le marbre une qualification porteuse d’autant de sens. L’impressionnisme était nommé, il était donc né.
Claude Monet, Impression, Soleil Levant (vue du Havre), 1872. Musée Marmottan, Paris.
Existe-t-il plus poétique qu’un mouvement artistique né d’un soleil levant ?
D’autres critiques enfonceront le clou, comme Jules Castagnary dans le journal Le Siècle : « Si l'on tient à les caractériser d'un mot qui les explique, il faudra forger le terme nouveau d'impressionnistes. Ils sont impressionnistes en ce sens qu'ils rendent non le paysage, mais la sensation rendue par le paysage. ». Malin.
Progressivement, Claude Monet et ses amis s’attribuent cette dénomination, lui faisant ainsi perdre son sens critique et réprobateur. Leur prochain évènement commun, en 1876, s’intitulera donc « la deuxième exposition des impressionnistes ». Pour le public et la critique, les peintres académiques se démodent peu à peu. Dans le langage courant, l’art académique devient art pompier, qualificatif peu flatteur discréditant leur gout prononcé pour les représentations pompeuses de l’Antiquité. Graduellement, Monet et ses amis s’accaparent l’intérêt populaire, au détriment des derniers représentants de l’académisme (Bouguereau, Cabanel, Flandrin) qui tomberont vite dans l’oubli malgré quelques chefs-d’œuvre notables.
Infographie : Moyenne d’âge des artistes impressionnistes en 1870 - © Artmajeur
L’histoire est en marche, et elle ne fait que commencer…
Rendez-vous la semaine prochaine pour notre troisième épisode consacré aux impressionnistes. Cette fois-ci nous étudierons plus en détails chacun des acteurs de ce mouvement : artistes, marchands et critiques, amitiés, tensions et trahisons…
Vous découvrirez ainsi qui sont les impressionnistes, et pourquoi de telles différences de style existent entre les œuvres d’Edouard Manet et celles de Claude Monet. A très vite !